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It Could Happen To You*

 

Il ne lui reste plus que deux heures avant la fin de son service, et pourtant, Carah n’a qu’un désir : que la nuit se finisse. Ce week-end, elle part à la montagne avec Allan. Ensemble, ils vont fêter la dernière victoire de son colocataire. Eux deux, de l’alcool, du fromage et de la charcuterie, tout ça dans un chalet perdu au milieu de nulle part. En attendant, il est sorti en ville avec ses collègues du barreau pour arroser la nouvelle. Ainsi, lorsqu’il sera temps de regagner ses pénates, Carah sait qu’elle y retrouvera un coloc avec une belle gueule de bois, mais de bonne humeur malgré tout.

Ce n’est pourtant pas l’envie de rentrer qui pousse la jeune femme à prier pour que ces dernières heures s’écoulent plus rapidement. C’est autre chose, bien qu’elle ne puisse définir exactement la nature de son émoi. Il ne s’agit pas vraiment d’un malaise ni d’une angoisse, plutôt d’une gêne mêlée à une impatience incompréhensible.

Quelque chose en elle a tressailli lorsqu’elle a serré la main de cet homme et qu’ils ont été présentés l’un à l’autre. Nouvel arrivant dans le service – qui en a bien besoin –, le docteur Sean Taylor vient d’emménager en ville et de décrocher cette place de médecin-urgentiste. Ne manquant pas de charme et doté d’un physique assez avantageux, il semble déjà être le sujet de conversation numéro un du personnel féminin. Elles lui lancent des coups d’œil très peu discrets ou lui sourient bêtement quand il leur demande son chemin à travers le dédale que représentent les urgences.

Carah ne peut le nier, il a tout pour plaire. Elle ne l’a pas examiné avec autant de désinvolture que ses collègues, mais leur rencontre lui a suffi. Elle ne pourrait oublier ces yeux-là. Deux topazes bleu intense, mises en valeur par une chevelure sombre, presque noire, et légèrement en bataille. Quelques mèches barrent son front haut, en harmonie avec le reste de son visage et rappelant étrangement quelques héros d’un temps passé dont on ne peut que rêver.

Pourtant, contrairement à ses homologues féminins, Carah a tout fait pour l’éviter, ressentant le besoin de le fuir pour une raison inconnue. Après tout, son instinct ne la trompe que rarement.

 

Ses techniques d’esquive semblent fonctionner et l’accompagnent jusqu’à la fin de son service de nuit. Soulagée, l’infirmière regagne les vestiaires afin de récupérer ses vêtements de ville qu’elle enfile à la hâte. Un toussotement l’immobilise durant quelques secondes et la force à se retourner pour faire face au responsable de cette interruption.

— Je suis désolé, annonce le docteur Sean Taylor. Je profitais d’une légère accalmie pour visiter les lieux.

— Jusque dans le vestiaire des femmes ? rétorque l’infirmière, mal à l’aise, en s’empressant de se rhabiller. Quel zèle, docteur !

— Ça m’évitera à l’avenir de devoir vous importuner vous ou vos collègues pour une question d’orientation. Bien que je n’aie pas vraiment eu la chance de beaucoup vous croiser ce soir.

— J’ai été très occupée.

 Se détournant de son interlocuteur, Carah s’empare de sa veste et de son sac pour ensuite fermer son casier. Il faut qu’elle sorte de là, si lui n’est pas prêt à le faire. Tout homme normal, ayant compris son erreur, aurait déjà rebroussé chemin après quelques mots d’excuse. Ce n’est pas le cas du nouvel arrivant qui ne bouge pas d’un iota.

Encore une fois, l’urgence se fait sentir. L’infirmière rebrousse chemin pour se diriger vers la sortie et se retrouve nez à nez avec le médecin. Il accroche cette fois son regard avec la ferme intention de ne pas la voir s’enfuir à nouveau.

— J’avoue être un peu déçu, ajoute-t-il d’une voix grave. J’aurais pris plaisir à discuter un peu plus avec vous, Mademoiselle Evans. Mais peut-être pourrions-nous réparer cet impair. Mon service se termine dans quelques instants. J’aimerais vous inviter à boire un café pour faire plus ample connaissance.

— Je… Heu… Je ne sais pas.

Elle devrait mentir et répondre que son fiancé l’attend chez elle, qu’il s’inquiète pour un rien et ne serait sûrement pas d’accord. Pourtant, Carah reste muette, presque impuissante face au charisme de cet homme qui ne se trouve qu’à quelques centimètres d’elle. Elle a une terrible envie d’accepter son offre.

Maintenant qu’il est en face d’elle, si proche, résister devient bien plus difficile. Une petite voix intérieure lui souffle de retrouver la sécurité de son appartement. Une autre l’encourage à partir à l’aventure, à l’écouter, pour une fois dans sa vie. Sa prudence s’oppose à son inconscience dans un combat invisible, mais intense. Durant de longues secondes, l’infirmière garde le silence, incapable de détourner les yeux, jusqu’à ce que le gagnant soit proclamé.

— Je dois rentrer.

Sean affiche une moue désabusée avant de s’écarter pour la laisser filer vers la sortie. Il la regarde trébucher sur un sac de linge sale et disparaître. Déçu, mais pas vaincu, le médecin quitte les lieux à son tour, un sourire au coin des lèvres. Il s’attèle à terminer sa première nuit de travail avec la confection d’un plâtre destiné à un enfant nommé Robin, tombé de son lit superposé.

Un peu plus tard, l’homme s’engouffre dans la bouche du métro, les mains dans les poches de son long manteau couleur charbon, son esprit tourné vers cette journée qui s’est déroulée mieux que prévu. Bien sûr, il n’a pas atteint son objectif premier, mais il a tout son temps, ou presque, pour accomplir sa mission. Lorsqu’il aperçoit une silhouette déjà familière, assise seule sur un banc, il sourit.

— C’est mon jour de chance, lance-t-il en la rejoignant.

— Si vous le dites. Un suicide sur la ligne, tout est coupé pour au moins plusieurs heures, maugrée l’infirmière en rangeant son téléphone portable grâce auquel elle vient de prévenir Allan de son retard.

— Ça l’est si vous reconsidérez mon offre. Un café ? Un croissant peut-être ?

— J’imagine que je n’ai plus aucune excuse maintenant, soupire Carah en se levant.

— Je vous fais peur ?

— Non.

La réponse fuse sans aucune hésitation ; Carah est bien trop fière pour admettre le contraire. Sean se contente de hausser les épaules et de se diriger vers le café le plus proche, où il commande deux expressos et croissants avant de prendre les devants et d’entamer la discussion. La jeune femme dit ne pas avoir peur de lui, pourtant, elle tente clairement de l’éviter depuis leur première rencontre, il a bien remarqué son petit jeu. Le médecin est bien curieux de connaître la cause de ce comportement pour le moins inhabituel chez la gent féminine en sa présence.

Sean comprend cependant bien vite que faire parler l’infirmière Evans n’est pas si aisé. Elle répond toujours à ses questions de manière succincte ou les dévie avec d’autres interrogations.

Ainsi, Carah l’affronte dans une danse psychologique qu’il trouve assez amusante. Lorsqu’elle lui sourit enfin, il sait qu’elle partage le même sentiment et s’amuse de cette joute verbale. Comme elle, il ne lui donne que peu d’informations à son sujet, des origines vagues et une raison de déménagement assez banale : le travail. Célibataire, pas d’enfants, son image d’homme du Sud n’a rien de particulier, si ce n’est un physique à faire tourner les têtes et un charisme tout aussi irrésistible dont il joue à merveille.

Plus détendue désormais, Carah se décide à mordre dans sa viennoiserie à l’odeur alléchante et à boire une gorgée de son café au lait sucré, se rendant compte à quel point elle est affamée. Il ne lui faut que deux minutes à peine pour venir à bout de son petit déjeuner improvisé. Elle finit par pousser un discret soupir de soulagement, ce qui lui vaut un petit ricanement de la part de son interlocuteur. Après avoir fusillé ce dernier du regard, la jeune femme consulte sa montre pour découvrir l’heure déjà avancée.

— Je pense que je devrais pouvoir rentrer maintenant. Merci pour le café.

— Je vous accompagne, insiste le médecin.

Il dépose un billet sur la table, couvrant largement leur repas à tous les deux, voire ceux de toutes les personnes présentes dans l’établissement. Carah ne fait aucune remarque sur ce pourboire exorbitant, se contente de hocher la tête et de prendre les devants. À cette heure, Allan doit être reparti au travail avec sa gueule de bois, ou peut-être est-il encore au lit, pas assez remis de sa soirée de la veille pour affronter la dernière journée dans son cabinet. Elle le saura de toute façon bien assez vite.

Le grondement annonçant l’arrivée du prochain métro se fait bientôt entendre. Le duo s’approche du bord de la voie, prêt à s’engouffrer dans la première voiture qui s’arrêtera devant eux. À tour de rôle, ils se jettent des regards discrets qui ne leur échappent pourtant ni à l’un ni à l’autre.

En silence, ils pénètrent dans le wagon, où la population est bien plus dense que quelques heures auparavant. Les arrêts forcés et l’heure de pointe expliquent facilement la foule condensée qui les entoure et les pousse l’un vers l’autre. Un mouvement brusque termine de les rapprocher.

Carah perd l’équilibre et rencontre les bras secourables du docteur Taylor. Elle relève la tête et croise à nouveau ces yeux bleus magnétiques qui semblent vouloir l’attirer encore plus près. Un ordre auquel elle finit par céder au sein de cette nuée d’anonymes qui, sans le savoir, deviennent témoins de ce qui marquera le début d’une nouvelle destinée.

 

[*] Ça n’arrive pas qu’aux autres.

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